34
— Je suis venu voir Emma ! rugit Lachlain.
Le manoir des Valkyries qui étendait son ombre sur lui ressemblait fort à la porte des enfers, car la foudre se déchaînait tout autour malgré un brouillard compact. Elle s’abattait parfois dans le parc, sur les chênes à demi carbonisés de la cour, ou même sur les innombrables baguettes de cuivre plantées le long du toit. Annika sortit sur le porche, si furieuse qu’elle évoquait une créature de l’au-delà : ses yeux passaient sans cesse du vert à l’argenté, et des spectres caquetants lui voletaient dans les cheveux.
Lachlain se demanda sérieusement si le bayou, écrin de toute cette démence, n’était pas en fin de compte pire qu’Helvita. Nïx le salua gaiement depuis une fenêtre.
Il faisait de son mieux pour ne pas montrer à quel état de faiblesse il en était réduit. Ses forces s’amenuisaient, malgré le soin avec lequel Bowen avait pansé ses plaies. Il avait interdit à tous les membres du clan, y compris son ami d’enfance, de l’accompagner à Val-Hall, car il craignait que sa visite ne déclenche une guerre, mais il avait conscience de leur présence dans les marais alentour.
— Je l’emmène dès cette nuit.
Annika pencha la tête de côté comme pour mieux le voir. Emma aussi avait cette habitude-là. Elle la tenait de cette harpie.
— Jamais je ne donnerai ma fille à un chien.
Personne d’autre que lui n’avait une belle-famille pareille…
— Alors échange-moi contre mon frère.
— Nom de Dieu, Lachlain, pas question ! cria Garreth en gaélique, quelque part dans les entrailles du manoir. Je viens juste de réussir à entrer.
— Ou bien, fais-nous tous les deux prisonniers. Mais laisse-moi parler à Emma.
— L’Accession approche, et tu veux que nous gardions captifs à la fois le roi des Lycae et son héritier ?
Regina s’empressa de rejoindre sa sœur pour lui adresser quelques mots dans un anglais bizarre, incompréhensible au visiteur, à part quelques bribes : il apprit que c’était « couru d’avance » et qu’« on ferait mieux d’aller jusqu’au bout, bordel ».
— Elle a pris sa décision en revenant ici, rétorqua Annika à Lachlain d’une voix puissante. C’est nous qu’elle a choisies, Lycae, pas toi.
Ce choix le blessait terriblement. Emma avait non seulement décidé de le quitter, mais aussi de ne pas le rejoindre ensuite. Toutefois, quels droits avait-il sur elle, après ce qu’il lui avait fait endurer ? Il n’en dissimula pas moins sa souffrance.
— Bon, vous me laissez entrer, ou c’est la guerre.
Annika parcourut le marais des yeux, sans doute consciente de la présence des innombrables Lycae, puis elle pencha de nouveau la tête de côté en levant la main vers les spectres. La voie était libre.
Lachlain pénétra en boitillant dans le manoir obscur. Des dizaines de Valkyries étaient accroupies sur les chaises ou perchées sur la rampe de l’escalier de l’étage, l’arme à la main. Il émanait de ces petites elfes une méchanceté si absolue qu’il en fut stupéfait et qu’il s’émerveilla, pour la centième fois au moins, du miracle qui avait fait d’Emma une créature aussi douce, malgré sa famille.
Toutefois, elles ne cherchèrent pas à s’en prendre à lui. Soit elles avaient compris qu’il ne leur ferait pas de mal, soit elles espéraient qu’il ouvrirait les hostilités, ce qui leur donnerait le droit de le massacrer. Il penchait plutôt pour la seconde hypothèse.
Il n’avait pas franchi le seuil de la demeure depuis deux minutes qu’il se retrouva en cage dans la cave humide, avec son frère. La grille se referma derrière lui en claquant sans qu’il ait esquissé la moindre résistance.
Garreth le regarda comme si on venait de lui amener un fantôme.
— Mes yeux me trahiraient-ils ?
La joie qu’éprouvait Lachlain à revoir son cadet était ternie par l’inquiétude.
— Non, c’est bien moi.
Garreth se précipita vers lui, un grand sourire aux lèvres, pour lui donner dans le dos quelques claques vigoureuses.
— Alors, grand frère, dans quelle sombre histoire nous as-tu entraînés ?
— Je suis content de te retrouver, moi aussi.
— Je t’ai cru… Quand elles se sont mises à raconter que tu avais enlevé Emma, je me suis dit qu’elles étaient cinglées. Mais après, je l’ai vue. J’ai vu que tu l’avais marquée. (Garreth fronça les sourcils.) Un peu rudement, non ? (Il secoua la tête.) Enfin bon, de toute manière, je suis ravi que tu sois là. J’ai un tas de questions à te poser, mais elles peuvent attendre. Tu veux de ses nouvelles ?
Comme son aîné hochait la tête, il poursuivit :
— Elle a été blessée. De grandes entailles à la hanche et à la jambe. Et elle n’a pas réussi à boire, alors qu’elle était… à l’agonie. À l’article de la mort, les deux ou trois premières heures.
Lachlain tressaillit. Ses griffes lui déchirèrent les paumes.
— Qu’est-ce qui l’a sauvée ?
— Une intraveineuse. Elles lui ont donné du sang par l’intermédiaire d’un tube qui le lui envoyait droit dans les veines. Il semblerait que son état se soit stabilisé, mais les plaies ne se referment pas. Je me demande si son adversaire, quel qu’il soit, n’avait pas les griffes empoisonnées. Peut-être une goule… je ne sais pas.
— Moi, je sais. (Lachlain se passa la main dans les cheveux.) C’est Demestriu qui l’a blessée. J’ai tout vu.
— Je ne comprends pas… (Garreth s’interrompit, puis se précipita vers les barreaux.) Lucia !
Son frère suivit son regard. Une Valkyrie descendait l’escalier. La tête basse, le visage dissimulé par un voile de cheveux. À l’instant où ils virent ses yeux, rougis par les larmes, la mine de Garreth s’allongea.
— Elle ne va pas mieux ? demanda-t-il.
Elle secoua la tête.
Lachlain se cramponna aux barreaux.
— Elle guérit quand elle boit à mes veines.
L’affirmation surprit fort son cadet.
— Tu veux dire que tu la laisses… ? (Il s’interrompit et se tourna vers Lucia.) Alors il n’y a qu’à emmener Lachlain dans sa chambre.
— Annika nous l’a interdit. Elle ne veut pas qu’il l’approche. Emma a des hallucinations, elle raconte n’importe quoi, on dirait qu’elle est devenue folle. Par sa faute à lui, d’après Annika…
Laquelle avait raison, songea Lachlain, atterré. Garreth reprit la parole :
— Qu’est-ce qu’elle voit ?
— Elle prétend que Demestriu était son père, qu’il l’a entraînée dans le feu et qu’elle l’a tué.
— Mais c’est vrai !
Deux têtes se tournèrent vers Lachlain d’un mouvement brusque.
— C’est vrai, je vous dis. Elle l’a tué.
Lucia fit la moue.
— Emma la Douce ? Tuer le vampire le plus puissant, le plus meurtrier qui ait jamais existé ?
— Exactement. Le problème, c’est qu’il la blessée.
— Tu veux dire que Demestriu est mort ? s’enquit Garreth, incrédule. Vraiment mort ? Abattu par cette petite créature, aussi fragile qu’une coquille d’œuf ?
— Quand elle trouve un papillon de nuit dans la maison, elle essaie de l’aider à sortir, renchérit Lucia. Et si par malheur elle lui enlève les écailles des ailes sans le faire exprès, elle ne s’en remet pas de la nuit. Je n’arrive tout simplement pas à imaginer qu’elle ait tué ce monstre, dans son repaire en plus, alors que Cara et Kaderin en ont été incapables sur le champ de bataille. Et je ne parle pas de Furie, la plus forte d’entre nous… S’il avait été possible à une Valkyrie de venir à bout de Demestriu, c’est elle qui aurait réussi, ça ne fait pas l’ombre d’un doute.
— Personne ici ne connaît Emma comme je la connais. Plus maintenant…
— Alors qu’est-ce que ça signifie, quand elle dit que Furie est vivante mais qu’elle ne devrait pas ?
— La Horde l’a capturée. Demestriu ne pensait pas qu’elle survivrait aussi longtemps.
Lucia vacilla quasi imperceptiblement.
— Et quand elle dit que Kristoff est de son sang ? demanda-t-elle d’une toute petite voix.
— Ils sont cousins germains.
Ses lèvres s’entrouvrirent sous l’effet de la surprise.
— Furie, vivante… murmura-t-elle.
— Si tu ne me crois pas, il existe une vidéo du combat. Je l’ai confiée à Bowen, un frère de clan.
Garreth cessa de considérer son aîné avec des yeux ronds pour pivoter vers Lucia.
— Va chercher cette vidéo. Montre-la à Annika.
— Tu veux que j’aille voir ceux de ton clan ? s’étonna-t-elle.
— Dis-leur que c’est moi qui t’envoie. Ils ne te feront aucun mal, je te le promets.
Elle releva le menton.
— Je sais pertinemment qu’ils n’arriveront à me faire aucun mal. Mais si tu veux que je rende visite aux tiens, moi, avec mon arc… ils ne t’en remercieront pas, crois-moi.
Malgré les sentiments que lui inspirait visiblement la visiteuse, Garreth répondit cette fois d’un ton cinglant :
— J’irais volontiers moi-même, mais ce n’est pas possible pour l’instant, étant donné que j’ai été jeté dans cette cage après m’être porté à ton secours.
Elle rougit – peut-être se sentait-elle coupable, elle aussi – avant de lâcher :
— D’accord, je vais aller chercher cette vidéo. Je la regarderai, et si vraiment c’est ce que ton frère en dit, je la transmettrai à Annika.
Lachlain se raidit contre les barreaux.
— On perd du temps, protesta-t-il. Tu ne peux donc pas me tirer du sang pour le lui apporter ?
— Annika nous l’a interdit. Je… je suis désolée.
Après le départ de Lucia, Garreth resta tourné vers l’escalier.
— Elle va se dépêcher, ne t’en fais pas.
— Depuis quand sais-tu qu’elle est tienne ? s’enquit Lachlain.
— Un mois.
— Je me demandais pourquoi tu tenais tellement à rester à La Nouvelle-Orléans.
Il passa la cage en revue, à la recherche d’un point faible. L’évasion qui lui avait permis de rejoindre Emma s’était révélée incomparablement plus difficile… Ce n’étaient pas des barreaux qui allaient l’arrêter.
— Tu le lui as dit ?
— Lucia est quelqu’un de compliqué, soupira Garreth. Et j’ai bien peur qu’elle ne soit du genre à fuir les difficultés. Quand on lui dit quelque chose qu’elle n’a pas envie d’entendre, elle disparaît, purement et simplement. De toute manière, elle ne m’aime pas. C’est à cause d’elle que je suis là, tu sais. Elle souffre mille morts chaque fois qu’elle rate sa cible avec son arc… Annika m’a tendu un piège. Avec Lucia comme appât, qui poussait des hurlements de douleur parce que sa flèche avait manqué son but. J’ai accouru, évidemment. J’aurais pourtant dû me douter que ça ne lui arriverait pas deux fois de suite. C’est un archer extraordinaire, tu ne peux pas savoir…
— Je m’en doute, répliqua Lachlain d’un ton sec, en remontant sa manche pour dévoiler la blessure de son épaule, pas encore guérie.
Garreth en fut visiblement décontenancé : son âme sœur avait tiré sur son frère…
— Je ne lui en veux pas, précisa celui-ci.
Ses muscles se contractèrent tandis qu’il cherchait à écarter deux barreaux… qui, à sa grande exaspération, ne bougèrent pas d’un pouce. Comment avait-il pu s’affaiblir à ce point ? Il était couvert de plaies, d’accord, mais aucune cage ne lui avait jamais résisté. À moins que…
— Elles l’ont fait renforcer ?
— Oui. Les sorciers sont leurs alliés. D’après Annika, il n’est pas possible de tordre ces barreaux physiquement.
Lachlain se mit à faire les cent pas en examinant la cage, à la recherche d’une alternative, prêt à tout pour rejoindre Emma. Il s’approcha du seul mur, en ciment, qu’il martela du poing. Trop épais. Impossible à traverser.
— Je n’arrive pas à croire qu’elle t’a tiré dessus, reprit Garreth. Dès qu’on sera sortis d’ici, je…
— Pas la peine, ça m’est égal. D’autant que tu n’as pas l’air choqué que mon âme sœur soit une vampire.
— Du moment que tu es heureux avec elle… Et tu es heureux, ça se voit.
— Oui, mais il faut absolument que je la rejoigne.
Lachlain gratta le sol. En ciment aussi.
— On n’est pas enchaînés, c’est toujours ça, déclara Garreth. On n’a qu’à attaquer dès qu’elles ouvrent la grille.
Son frère s’enfonça les doigts dans les cheveux.
— Je préférerais être enchaîné. Je m’arracherais les mains plutôt que de laisser Emma souffrir de cette manière. (La stupeur de Garreth lui fit réaliser qu’il s’était exprimé sans la moindre retenue.) Ce n’est pas aussi pénible que de rester là sans rien faire, tu peux me croire sur parole…
Emma gémit, quelque part dans le manoir. Une plainte qui parvint à Lachlain aussi nettement qu’un hurlement. Un grognement de douleur lui échappa en réponse, tandis qu’il se jetait contre les barreaux.
Enchantés, soit. Le mur et le sol, en ciment compact…
Lentement, il leva la tête vers le plafond.
— Je n’ai qu’à passer au travers.
— Ce n’est peut-être pas une bonne idée. Cette maison est une véritable antiquité, dans un état pitoyable que tu n’imagines pas.
— Je m’en fiche.
— Mais ça t’intéressera sans doute de savoir qu’elle a été bâtie par emboîtement. Les trois niveaux. Il suffit qu’une des pièces du puzzle tombe pour créer un effet domino. La guerre, les tornades et la foudre qui s’abat dessus en permanence l’ont beaucoup abîmée. Je ne crois pas qu’elle soit de taille à rester debout, si un Lycae défonce le plafond de la cave.
— Tu n’as qu’à le soutenir en mon absence.
— Soutenir le plafond ? Si je flanche, nos deux âmes sœurs seront en danger. Tout le manoir risque de s’effondrer.
Lachlain assena une bonne claque sur l’épaule de son frère.
— Alors fais attention à ne pas flancher.
Il n’avait plus le temps de se montrer subtil. Ce fut la bête qui s’occupa du plafond, dont elle lacéra le bois à coups de griffes, avant de se hisser au rez-de-chaussée.
À genoux par terre, il se secoua, s’efforçant de reprendre le contrôle de lui-même.
— Ça va, tu tiendras ? demanda-t-il avec un coup d’œil en arrière.
— Essaie juste de faire vite, répondit Garreth. Ah oui, tant que j’y pense… (Il peinait déjà.) Ne va pas tuer Wroth, si jamais tu tombes dessus. C’est un grand vampire très brun… mais c’est aussi lui qui a conseillé d’injecter du sang à Emma, directement dans les veines. Un Abstinent, un fidèle de Kristoff. Elle lui doit la vie.
— Pourquoi s’intéresse-t-il à elle ? cracha Lachlain.
Son frère secoua la tête.
— À mon avis, il ne s’y intéresse absolument pas. S’il est intervenu, c’est pour faire reconnaître son union avec Myst. Bon, allez, vas-y !
Lachlain bondit sur ses pieds. Suivre l’odeur d’Emma à travers le manoir ne lui posa aucun problème : il gagna sans hésiter l’étage, où une petite rouquine, flanquée d’un type imposant, quittait la chambre qu’il comptait visiter. Un vampire. La première impulsion de Lachlain le poussa à attaquer, mais il se maîtrisa. Sans doute s’agissait-il du fameux Wroth, qui avait aidé Emma, et de Myst, car le grand brun consolait la Valkyrie, dont il essuyait tendrement les larmes. Un vampire, consoler quelqu’un ? Soudain, il releva la tête ; Lachlain se colla au mur. Wroth parcourut le palier du regard, les yeux plissés, puis attira Myst à lui avant de glisser avec elle.
À peine avaient-ils disparu que Lachlain se précipita dans la chambre d’Emma. Le lit était désert. Évidemment. Elle devait être dessous. Il se laissa tomber à genoux et souleva les couvertures. Rien. Heureusement, un coup d’œil circulaire lui révéla que Nïx se trouvait dans la pièce voisine, un petit salon. Occupée à bercer Emma.
— Nïx, appela-t-il en se relevant. Confie-la-moi, je la soignerai.
— Peut-être, mais ton sang se paye. (L’aînée des Valkyries caressa les cheveux de sa nièce.) Elle est trop jeune pour avoir connu les guerres dont elle rêve, et la voilà qui endure des tourments dont elle serait morte plus de cent fois.
Il secoua la tête, incrédule. Nïx soupira :
— Elle rêve de feu. De feu, de feu et encore de feu.
Emma semblait tellement frêle. Sa peau et ses lèvres étaient pâles comme neige. Ses pommettes saillantes.
Nïx se pencha pour frotter le nez contre celui de la blessée.
— Emma de la Triade. Qui ne le sait pas encore. Emma de la Triade qui a coupé le monstre en trois. Que tiens-tu donc dans ta petite main ? Oh, ma chérie, c’est à lui de t’offrir une bague…
La vieille Valkyrie parvint à récupérer la chevalière, qu’elle lança à Lachlain. Il la passa à son doigt sans y prêter attention. Pourquoi ne lui confiait-elle pas Emma, nom de Dieu ?
— Tu lui as fait don de l’instinct. Il brille en elle comme une étoile. Elle voit très bien où tu l’as marquée de ton sceau.
Non, ce n’est pas possible… Nïx tapota le front livide.
— Jamais elle ne le perdra. Elle est nous tous réunis. Emma de la Triade.
— Bon, que faut-il que je fasse pour te persuader de me laisser m’occuper d’elle ?
— Qu’es-tu prêt à faire pour elle ?
La question était si absurde qu’il fronça les sourcils, déconcerté.
— N’importe quoi.
Nïx l’examina un long moment avant de hocher la tête.
— Le travail t’attend. Donne-lui de nouveaux souvenirs, qui combattront les anciens.
Il tendit les bras en s’approchant, et elle lui remit Emma. Quand il serra sa promise contre son cœur, elle ne se réveilla malheureusement pas. Il releva les yeux. Nïx avait disparu.
Lachlain s’empressa d’aller poser son précieux fardeau sur le lit, se coupa le bras de ses griffes abîmées et le pressa contre les lèvres exsangues.
Rien.
Il s’assit au bord du matelas et secoua sa compagne.
— Emma, bordel, réveille-toi !
Aucune réaction. Sinon que la bouche livide s’entrouvrit, découvrant de minuscules crocs ternis.
Il s’entailla le pouce et le glissa entre ses dents en lui tenant la tête de l’autre main. Un long moment passa, puis elle se figea complètement, comme si son cœur avait cessé de battre.
Aspira, à peine. Posa les mains sur la poitrine de Lachlain pour se cramponner à lui. Lorsqu’il retira le doigt, elle s’attaqua aussitôt à son bras. Il rejeta la tête en arrière, les yeux clos, soulagé.
Pendant qu’elle buvait, il releva sa chemise de nuit et écarta ses pansements pour voir sa jambe et sa hanche. Les plaies se refermaient déjà…
Une fois rassasiée, elle battit des paupières, puis passa les bras autour du cou de Lachlain, qu’elle serra faiblement contre elle.
— Pourquoi es-tu partie de Kinevane, Emma ? À cause de ce que j’avais dit de Demestriu ?
— Il fallait que j’y aille, murmura-t-elle d’une voix frêle. C’est… c’était mon père.
— Je sais, mais ce n’est pas une raison.
Elle s’écarta légèrement de lui.
— Juste avant mon voyage à Paris, Nïx m’avait dit que je n’allais pas tarder à faire ce pour quoi j’étais née. Quand le vampire m’a tendu la main, à Kinevane, j’ai compris de quoi il s’agissait. (Elle frissonna.) C’est dur à croire, hein, mais j’ai tué Demestriu.
— Je sais, j’ai vu la vidéo du combat. Lucia est partie la demander à Bowen. Elle doit être là-bas en ce moment.
— Mais… comment te l’es-tu procurée ?
— Ivo espionnait Demestriu. Par l’intermédiaire d’une caméra de surveillance. J’ai récupéré la scène telle qu’elle avait été filmée. (La perplexité d’Emma l’incita à tout révéler.) J’étais déjà au château, quand tu t’es battue avec Demestriu.
— Et Ivo, tu l’as tué ? demanda-t-elle, pleine d’espoir.
— Oh oui, avec plaisir.
— Tu m’en veux ? Tu ne pourras pas te venger de Demestriu…
— Je t’en veux d’y être allée seule. C’était ton destin, d’accord, mais ne me quitte plus de cette manière, s’il te plaît.
Il glissa la main sous son crâne pour la serrer contre lui. Le corps mince était devenu tellement chaud, tellement doux…
— Comment as-tu fait pour trouver Helvita ?
— Je t’ai suivie. Je te suivrais n’importe où, Emma.
— Mais ce n’est pas possible, tu ne peux pas vouloir de moi… maintenant que tu sais qui je suis…
Il l’obligea avec douceur à relever la tête vers lui.
— Je sais très bien qui tu es. J’ai tout vu. Il ne reste plus le moindre secret entre nous. Et j’ai besoin de toi.
— Je ne comprends pas. Je suis sa fille.
— Votre discussion a apaisé ma colère. En partie. Je l’imaginais se réjouir chaque jour du mal qu’il m’avait fait, du meurtre de mon père et du vol de sa bague. Mais il était fou, il ne se rappelait presque plus ce genre de choses. Et la tendresse qu’il t’a témoignée, à la fin… ça m’a touché.
— Mais pense à tout ce qu’il t’a pris…
— Et toi, à tout ce qu’il m’a donné.
Elle lui jeta le regard timide qu’il connaissait si bien.
— M… moi ?
— Oui. Je ne suis pas devenu fou, malgré mes décennies d’enfer, mais je n’en suis pas passé loin quand j’ai cru t’avoir perdue.
— Je l’ai vu, chuchota-t-elle. Ton enfer. Je sais ce qui t’est arrivé.
Il laissa tomber la tête en avant, front contre front.
— Je donnerais n’importe quoi pour qu’il n’en soit pas ainsi. J’étouffe à la pensée de t’avoir infligé la malédiction de ces souvenirs-là.
— Tu ne devrais pas. Je suis contente de les avoir, maintenant.
— Comment peux-tu dire une chose pareille ?
La lèvre inférieure d’Emma frémit.
— Jamais je ne voudrais te laisser affronter ça tout seul.
Il l’attrapa par les épaules.
— Seigneur, si tu savais combien je t’aime !
— Moi aussi, je t’aime, chuchota-t-elle. Je voulais te le dire…
— Alors pourquoi n’es-tu pas rentrée à Kinevane ? Chez nous ?
— Parce que, en Russie, il faisait jour.
Lachlain comprit enfin.
— Et donc, il faisait jour en Écosse ?
— Voilà. C’était seulement la deuxième fois de ma vie que je glissais – la première, c’était juste avant de partir avec le vampire –, et je n’étais pas sûre du tout d’arriver pile poil dans les pièces où tu as fait installer des volets. Tandis qu’ici, je savais qu’il était un peu plus de minuit.
— Je croyais que tu préférais tes tantes à moi.
— Non, j’essayais juste d’être intelligente, lucide, logique. Et à part ça, j’ai décidé que personne n’allait m’obliger à préférer X à Y. (Elle agita un doigt menaçant.) Pas même toi, mon amour. Ça suffit, compris ?
Les lèvres de Lachlain frémirent d’amusement.
— Tu ne vas pas me lâcher la bride, hein ? Surtout maintenant que je sais ce qui attend les malheureux qui ont la malchance de te déplaire.
Emma lui donna un petit coup de poing joueur dans le bras, mais ouvrit de grands yeux au contact du tissu humide de sa veste.
— Tu es blessé !
Lorsqu’elle bondit sur ses pieds, pourtant, il s’empressa de l’attirer de nouveau sur le lit, près de lui.
— Ne t’en fais pas, j’ai juste besoin d’un peu de repos. Je guérirai aussi bien que toi. Tu as vu ? Ta jambe va déjà mieux.
— Peut-être, mais je veux aller te chercher des bandages. (Elle l’examina de la tête aux pieds.) Les mains… le torse… Oh, Lachlain…
Il n’était absolument pas prêt à la laisser quitter la chambre, surtout sans lui.
— Ne t’inquiète pas. (Il ne lui lâchait pas la main.) Maintenant que je sais que tu m’aimes, je vais exploiter tes sentiments pour t’obliger à me dorloter.
Elle s’efforça de retenir un sourire – en vain.
— Mais dis-moi, tu vois autre chose… (Il toussota au creux de sa main.)… dans mes souvenirs ?
Cela risquait de devenir délicat.
— La plupart des visions me concernent, d’une manière ou d’une autre, répondit Emma, visiblement désireuse de contourner le sujet.
Cette précision n’arrangeait rien. Le voyait-elle parfois se masturber en pensant à elle ?
— Mais encore… ?
— Ce sont des éléments de ton passé. Je te vois aussi admirer mes sous-vêtements.
Elle rougit.
— Dis-moi, ma chérie, tu sais pourquoi ça me met mal à l’aise ?
— Moi aussi, ça me met mal à l’aise ! Si jamais je te voyais avec une autre, je crois que ça me tuerait.
— Est-ce que par hasard tu serais jalouse ?
— Oui ! s’écria-t-elle.
Là, par contre, c’était de mieux en mieux.
— J’aime que tu sois possessive, mais je n’aime pas que mon esprit te soit aussi ouvert. Qu’est-ce que tu as vu d’autre ?
Elle lui décrivit quelques visions : une campagne militaire, une de leurs nuits d’hôtel, un moment où il la contemplait – enfin, son derrière –, l’achat du collier…
— Tu m’as vu tuer ?
— Non, jamais.
— Tu m’as vu éjaculer dans ma main ?
Les yeux d’Emma s’écarquillèrent.
— Non, mais…
— Mais quoi ? (Comme elle ne répondait pas, il lui mordilla l’oreille.) Allez, dis-moi…
— J’aimerais bien, reconnut-elle dans un murmure quasi inaudible, le visage enfoui contre sa poitrine.
À cet aveu, une onde brûlante le traversa.
— Vraiment ? demanda-t-il d’une voix rauque.
Lorsqu’elle hocha la tête contre son torse, il s’aperçut qu’elle éveillait son désir, malgré ses blessures.
— Tu sais que tu n’as qu’à me dire ce que tu veux, ajouta-t-il.
— Mais il y a des choses que je ne veux pas voir ! Quand… quand tu as couché avec d’autres femmes, par exemple.
— Oh, je ne m’inquiète pas pour ça. Je ne me souviens d’aucune d’elles.
— Je ne suis pas sûre…
— Moi si. Toutes les scènes que tu viens de décrire ont été essentielles dans notre relation, de mon point de vue. Je me rappelle parfaitement les moindres d’entre elles, même les plus lointaines.
Comme elle fronçait les sourcils, perplexe, il expliqua :
— Tu t’es parfois réveillée trop tôt. Le jour où les troupes campaient près du ruisseau, j’étais malheureux parce que je ne te connaissais pas. Juste après m’être lavé la figure, je me suis juré que rien ne m’empêcherait de te trouver. Que je ne me contenterais pas de t’attendre, mais que je te chercherais jusqu’au bout du monde. Et à l’hôtel, où tu nous as vus ensemble, je me suis promis de faire absolument tout ce qu’il fallait pour que tu sois mienne, de ne reculer devant rien, même les choses les plus déshonorantes. Cette nuit-là, j’ai compris que tu pouvais me transformer en paillasson.
— Et… et les autres ?
— Le collier ? Pendant tout le voyage, en rentrant à Kinevane, je l’ai gardé contre moi la nuit, persuadé que je te verrais le porter un jour. Et la fois où j’ai admiré tes fesses… parce que tu as des fesses sublimes, auxquelles je pense souvent… je me suis faufilé avec toi dans la douche. Quand je t’ai fait l’amour, sous l’eau, tu m’as chuchoté à l’oreille que tu ne pensais pas pouvoir vivre sans moi.
— J’ai dit ça ? murmura-t-elle.
— Oui. Alors tu vois, tu n’as aucune raison de t’inquiéter, ma douce. C’est un genre de télépathie. Des tas de couples le pratiquent… (Il fronça les sourcils.) Sauf qu’en général, ça marche dans les deux sens. Tu partageras ce qui t’arrive avec moi, comme si j’avais ce don-là aussi ? Pour qu’il n’y ait plus jamais de secrets entre nous ?
— Plus de secrets, d’accord.
— Emmaline !
Le hurlement les fit sursauter tous les deux. Regina, qui suivait Annika de près, leva les yeux au ciel en découvrant les amants enlacés.
— Écarte-toi de ce monstre ! gronda la chef de maisonnée.
Emma laissa échapper un petit couinement, visiblement gênée d’être surprise au lit en compagnie de Lachlain, puis son expression se fit provocatrice.
— Non.
— Tu n’es pas sérieuse. Nous en discuterons plus tard, quand tu iras mieux. (Annika se tourna vers Regina.) Éloigne-le d’elle.
Cette fois, le ton trahissait le dégoût.
Emma se raidit.
— Ne t’avise pas de le toucher, Regina.
— Désolée, ma puce.
La Radieuse tira son épée, s’approcha du lit en un clin d’œil et glissa la pointe de sa lame sous le menton de Lachlain avant qu’il puisse réagir. Il se figea, mais ses blessures et Emma, à demi allongée sur lui, le ralentissaient de toute manière considérablement.
— Pose… immédiatement… cette épée ! scanda Emma.
— Tu as perdu la tête, ma puce. Pourquoi veux-tu rester avec lui, alors qu’il te donne des cauchemars ? riposta Regina.
— Il faut à tout prix t’éloigner de ce… ce Lycae, renchérit Annika.
— Je reste avec ce Lycae !
Les yeux d’Emma avaient brièvement viré à l’argenté.
— Tes cauchemars…
— Ne regardent que nous. (Regina poussa légèrement son épée en avant.) J’ai dit non !
Le revers partit à une vitesse phénoménale.
La Radieuse traversa la chambre en vol plané, pendant que Lachlain en profitait pour se redresser. Il fit aussitôt rouler Emma derrière lui. Toutefois, les choses ne se passèrent pas vraiment comme il s’y attendait, puisque Regina sourit de toutes ses dents au lieu de se jeter sur eux, après s’être dégourdi la mâchoire.
— Ah ! Ça fait soixante-cinq ans que j’essaie de t’apprendre à bouger comme ça !
Elles étaient toutes complètement cinglées, à part Emma.
— Tu as vu ça ? (La question s’adressait à une Valkyrie surgie de nulle part qui faisait des bulles de chewing-gum, assise sur l’armoire.) Celui-là, elle ne me l’a pas envoyé par la Poste !
Annika joignit les mains.
— Je t’en prie, Emma, sois raisonnable.
Sa fille adoptive pencha la tête vers elle.
— Qu’est-ce qui se passe, hein ? Le manoir aurait dû être pulvérisé par tes éclairs.
Lachlain soupçonnait sa belle-mère de ne pas trouver grand-chose à dire en l’occurrence, du fait qu’elle avait ouvert la famille à un pur vampire.
— Eh, Annika, jeta-t-il, tu devrais lui expliquer pourquoi un Lycae ne fait pas tellement tache, en fin de compte…
Comme Emma le considérait, perplexe, il poursuivit :
— Elle a accepté de reconnaître l’union de sa sœur et de Wroth.
Annika lui adressa un regard de haine.
— Tu sais quoi ? lança Emma à sa mère adoptive. Je sens que tu vas t’y faire… Incroyable, mais vrai. Bon. Du coup, moi, je ne vais pas la ramener et je ne vais pas poser trop de questions…
— Oh, nom de Dieu, Garreth !
Lachlain bondit sur ses pieds, faible et titubant, puis, moitié portant, moitié entraînant Emma, il se précipita vers l’escalier. Regina et Annika suivirent le mouvement en demandant ce qui se passait.
À la cave, Garreth et Wroth soutenaient côte à côte le plafond, qui menaçait de s’effondrer.
— Il faut être idiot pour avoir eu une idée pareille, commenta le vampire d’une voix au calme incongru.
— Ta famille accepte vraiment des pièces rapportées comme lui ? demanda Lachlain à Emma.
Le regard de Wroth se posa sur leurs mains jointes. Il haussa le sourcil.
— Il semblerait.